lundi 14 février 2011

Entretien avec Teddy Lussi-Modeste pour son premier film, Jimmy Rivière

Dans un article récent, Phillipe Azoury, journaliste à Libé, espère que "le cinéma français regardera son paysage avec moins d'habitude". Jimmy Rivière devrait lui redonner espoir et c’est justement cet espoir qui m’a poussé à rencontrer Teddy Lussi-Modeste, le réalisateur de ce premier film qui frappe par son regard absolument inédit sur les gens du voyage auquel il plaque le récit d’un jeune homme qui devra choisir entre fidélité à ses origines et indépendance. Ce dilemme, il est tenu tout au long de ce film grâce à une maitrise scénaristique de premier ordre. Un défaut récurrent pour tout un pan du cinéma, une qualité indéniable pour Jimmy Rivière constaté dans les moyens employés pour réaliser cet entretien. Teddy est plus à l’aise à l’écrit. Ça saute aux yeux lorsqu’enfin je retrouve l’identification qui manque cruellement à un cinéma français trop souvent enfermé dans sa tour d’ivoire.
Guillaume Gouix dans Jimmy Rivière

Raconte-nous la genèse du projet.

Depuis que je veux faire du cinéma, il a toujours été évident pour moi de filmer l'endroit d'où je viens. Je suis Gitan – on dit plutôt « Voyageur » même si ce terme ne fait pas totalement loi non plus – et j'avais envie de raconter une histoire qui se déroulerait à l'intérieur du monde dont je suis issu. Mais, à ce premier mouvement, s'en est adjoint un second : raconter une histoire dans laquelle tout le monde pourrait se reconnaître. Comment un individu négocie son appartenance au groupe auquel il appartient ? Voilà le sujet du film. C'est important pour moi d'insister là-dessus. Je voulais certes filmer ma communauté mais je désirais surtout regarder le monde à partir d'elle. Autrement formulé : ma communauté est un prisme à partir duquel je désirais regarder le monde. Le romanesque a toujours était mon objectif et ce, dès l’écriture.


Y a t-il une part autobiographique dans Jimmy Rivière ? Si oui, penses-tu qu'il est possible de réaliser un film sans que cette dimension personnelle intervienne ?

Le film n'est pas autobiographique mais il est personnel. Je ne suis pas Jimmy Rivière mais son parcours entretient avec le mien des liens plus ou moins métaphoriques. Mon parcours a ainsi fait que j'ai dû et que je dois toujours négocier l'appartenance à mon groupe... En fait, je ne sais pas s'il est possible de faire un film qui ne soit pas personnel. Ce doit être possible pour certains. Pour moi, ce serait difficile. Récemment, on m'a proposé de réaliser un scénario déjà écrit. J'ai accepté… à condition de pouvoir tout réécrire. Ce n’est pas que le scénario initial était défaillant mais j'avais besoin de m'approprier l’histoire, d’y projeter fantasmes et obsessions personnelles. Pour avoir envie de réaliser, je dois créer dès l’écriture une énergie qui m’accompagnera pendant tout le processus de fabrication du film, et, que ce soit personnel, est un des moteurs de cette énergie. 

D’où vient ta passion pour le cinéma ?


J'ai toujours aimé le cinéma – ou le récit pour être plus juste… Mais parler de cela relève de l'intimité et j'ai du mal à répondre à ta question sans être impudique. Disons que je me suis toujours senti un peu étranger chez moi et le cinéma est rapidement apparu comme un baume pour ce type de douleur. Etre étranger ou devenir étranger est d'ailleurs un processus qui travaille tous les grands personnages de fiction. Un personnage c'est en effet souvent quelqu'un qui devient étranger.

 

Pour moi le film à une portée politique dans le sens ou l'image que tu donnes des Voyageurs est l'inverse de ce qu'on peut voir à la télévision. A mon sens, c'est un film révélateur comme le sont les films d’Abdellatif Kechiche. Qu'en penses-tu ?

C'est un beau compliment... Je ne me reconnais pas en effet dans la plupart des images et des discours sur les Voyageurs. Ce que je vois ou ce que j'entends n'a rien à voir avec ce que j'ai vécu. J'espère que mon film pourra proposer une alternative aux images d'Epinal qui croupissent dans l'imaginaire collectif… Mais, si le film est politique, ce n'est pas tant parce qu'il propose une image différente des Voyageurs. Pour moi, le film a une portée politique parce qu'il propose qu’un Voyageur soit, en 2011, le héros d'un récit dans lequel tout le monde peut se reconnaître. C'est le choix de la fiction qui est politique pour moi. C'est ce que j'aime dans les films d’Abdellatif Kechiche et notamment dans La Graine et le Mulet : l'action a lieu dans un milieu précis, est solidement ancrée dans une réalité sociale, mais le récit devient peu à peu mythologique.


Avec un tel sujet, on à l'impression d'explorer de nouveaux horizons. Ce qui aurait pu laisser présager un style proche du documentaire avec une image sale et l'utilisation de la caméra à l'épaule. Pour autant, tu fais le choix d'un style sobre plus proche de la fiction. Une mise en scène qui s'efface derrière l'histoire. Tu dois avoir une grande confiance dans la fiction, non ? Parle-nous de tes choix de mise en scène.

J'ai toujours fait le choix de la fiction contre le documentaire. Tout simplement parce que le documentaire n'est pas mon regard. Je n'ai rien contre le documentaire, ni contre l'immixtion du documentaire dans la fiction. C’est magnifique dans les films d’Abbas Kiarostami par exemple. Mais, pour ce film, le documentaire aurait représenté un regard d'étranger sur les choses. Moi je voulais filmer la communauté de l'intérieur et organiser un point de vue sur le monde à partir de mon personnage. J'ai donc choisi la fiction et je me suis même permis une certaine forme de stylisation : le ralenti du premier plan, le recours au plan séquence, l’usage du flair... Au reste, un film à l'épaule est tellement ce qu'on attend sur les Gitans… Non seulement je voulais déjouer cette attente mais je voulais éviter ce qui aurait représenté pour moi une afféterie. Mon désir était d’une certaine manière plutôt conceptuel : faire un film classique, au sens noble du terme, avec un Gitan comme héros.
Guillaume Gouix dans Jimmy Rivière
Lors d'une scène nocturne, un des personnages dit à Jimmy que le pentecôtisme ressemble à une secte. Pour autant, lors des scènes avec le pasteur, la caméra ne porte pas de jugement. Comment interprètes-tu cette réplique ?

Je ne juge personne. J'essaie de regarder les gens avec tendresse et respect. Mais ce tempérament ne m'empêche pas de filmer aussi la contradiction qu’il peut y avoir chez mes personnages. Par exemple, le pasteur veut lutter contre la violence mais il est lui-même violent et on le voit lutter contre sa violence intérieure. C’est un pasteur mais c’est aussi un homme. J'aime la contradiction chez un personnage de cinéma. Ça me le rend émouvant. Mon héros aimerait se reconnaître dans ce que lui racontent le pasteur, le diacre ou son jeune cousin chrétien, mais il se rend compte avec désespoir qu’il n'a pas accès à ce monde. Cette langue ne fait pas sens pour lui. D'où la crise qu'il traverse dans le film. Quant à la réplique dont tu parles, elle est à contextualiser : l'amie de Sonia force le trait en employant le mot « secte ». En bonne copine, elle veut provoquer Jimmy, ce garçon qui fait souffrir son amie par ses états d’âme, ses revirements, ses contradictions précisément.  


L'utilisation de la musique donne un cachet onirique comme si elle arrêtait le film pour nous laisser à la pure contemplation. Je pense à la scène du baptême. Comment as-tu travaillé avec Rob ?

Onirique ? Oui, peut-être. Je dirais plutôt lyrique… Je connaissais Rob depuis quelques temps. J’avais aimé ses deux premiers albums et lorsque je me suis mis à chercher quelqu’un pour la musique de mon film, Rob se lançait dans Le Dodécalogue. C’était une aventure musicale qui consistait à sortir chaque mois, et ce pendant un an, un maxi inspiré des Evangiles. C’était un projet immense dans lequel Rob revisitait avec son propre style, pop et électronique, certains textes sacrés. Pour Jimmy Rivière, il était important qu’une musique over existe à côté des cantiques et qu’elle dessine l’espace intérieur du personnage. Je voulais que la musique creuse un espace dans lequel vit seul le personnage. Etrangement, nous avons très peu parlé de musique avec Rob. Nous avons parlé davantage de films, de récits, de sentiments. Nous nous sommes ainsi rappelé un amour commun pour Badlands de Terence Malick. Ensuite les choses se font pragmatiquement : Rob proposait des morceaux et on s’en parlait. Il m’a ainsi proposé très vite un thème pour Jimmy, le film et le personnage. 


As-tu montré le film à des Voyageurs ?

Pas encore. Mais j'espère qu'ils vont aimer. Peut-être que certains Voyageurs ne se reconnaîtront pas tout le temps dans le film, trouveront que j'insiste trop sur certains tabous ou que je vais trop vite sur d'autres points. Nul n'est prophète en son pays et, au reste, je n'ai pas l'intention d'être un prophète. J’ai fait le choix de raconter, comme le titre du film l’indique, l’histoire de Jimmy Rivière…

Guillaume Gouix et Hafsia Herzi
J'ai l'impression que le film travaille la question de la communauté. C'est aussi le cas avec Belle Epine et ses motards ainsi que La vie au ranch et sa collocation. Te sens-tu proche de ces films ?

Oui, j'aime beaucoup ces deux films. En termes de cinéma, je crois que Jimmy Rivière se rapproche davantage de Belle Epine que de La Vie au ranch. Peut-être aussi parce que j'ai écrit mon film avec Rebecca Zlotowski, la réalisatrice de Belle Epine. Même si toutes nos envies ne se recoupent pas totalement, on partage avec Rebecca une certaine idée du cinéma. Nos deux films suivent des êtres solitaires ou qui le deviennent l'espace du film, Prudence pour Rebecca, Jimmy pour moi. Celui de Sophie Letourneur part d'un groupe puis finit par isoler un personnage. Pour son héroïne, la communauté n'est in fine plus possible. Ce constat arrive plus tôt dans Jimmy Rivière. Il a besoin de s'isoler pour savoir quelle peut être sa place dans sa communauté.


As-tu des affinités particulières avec certains cinéastes qui ont pu t'influencer. Jimmy Rivière me rappelle les premiers films de Pialat ?

Je n'ai découvert Pialat que tardivement. Dès lors, si j’ai pu être influencé par son cinéma, c’est plutôt au travers de ses héritiers. Je suis traversé depuis mon enfance par plein de films et de cinématographies différentes. J’aime Dirty Dancing et Tropical Malady. Ce sont deux films qui comptent pour moi. Les films de Todd Haynes et notamment Velvet Goldmine ont eu une incidence forte dans mon parcours. J’ai voulu intégré La fémis après avoir vu ce film par exemple. Il me semble aujourd’hui que Jimmy Rivière est peut-être tributaire de films comme Rumble Fish ou The Outsiders de Coppola. J’ai découvert ces films enfants. Mes cousins avaient l’âge de Ralph Macchio et de Matt Dillon. Pour moi, ils étaient aussi… légendaires.


En salle le 9 mars 2011


                                                                                                          propos recueillis par Tifenn Jamin. 

jeudi 10 février 2011

Vous allez rencontrer un sombre et bel inconnu de Woody Allen

Avouons-le, Woody Allen commence à nous taper sur les nerfs. À force de nous pondre un film par un an, la répétition et le cliché éculé rongent une œuvre pourtant majeure. On est loin des moment de grâce de La Rose pourpre du Caire, Zelig et Manhattan. Deux tendances parsèment les derniers films du New-yorkais à savoir la partie « auteuriste » incarnée par Scoop ou Vicky Cristina Barcelona – des sommets de nonchalance– ou alors la dimension tragique que représente très bien Match Point. Allen fait preuve d’un travail d’artisan remarquable. En apparence, son dernier film est à ranger dans première case. Même utilisation de la voix-off, même récit kaléidoscopique et même morale. Sauf que cette dernière morale est à approfondir car elle révèle un caractère inattendu.


                                             
Vous allez rencontrer un sombre et bel inconnu
est un film sur l’échec matrimonial qu’il soit court et superficiel ou long et intense. De ses multiples cassures et collages émergent une possible harmonie entre une mère d’âge mûre et un vieux bouquiniste. Tous deux ont une confiance aveugle dans la superstition. Ce qui leur vaudra un traitement plus favorable contrairement aux autres personnages enfermés dans un avenir bien pessimiste. L’épilogue justifie leurs choix, ridicules au regard des jeunes, logiques pour un Woody Allen affirmant que « les mirages sont plus efficaces que la médecine ». Est-ce l’aveu d’un cinéaste qui préfère rester sur ses acquis vus et revus au lieu de se confronter à la réalité ? Son cinéma est volontairement bourgeois, donc la question mérite d’être posée. En tous cas, Woody Allen gagne en vitalité avec cette conscience de ses propres limites.

Enfin, gardons en tête les quelques passages géniaux de ce film, comme ce faux-écrivain, qui passe son temps à épier sa voisine, passage qui sonne ici comme un très bel hommage à Fenêtre sur cour. Allen, tout comme Hitchcock, partage cette cruauté envers des personnages pris dans les mailles d’un jeu qui s’avère, pour ce film, extrêmement réussi si on oublie qu’un auteur doit se renouveler.

En parlant de Woody, je ne peux que vous encourager à lire une réflexion audacieuse publié sur le blog Projection Publique
         
                                                                                                                                     

                                                                                                                                             Tifenn Jamin

lundi 7 février 2011

Black Swan de Darren Aronofsky : chronique d'une indigestion

Prenez un perchiste au sommet de son talent. Confiez lui toutes vos espérances pour la prochaine compétition.  Maintenant, imaginez le pire. Dès le premier tour, il se fait éliminer en emportant avec lui la barre. Cette barre, c’est aussi la position du spectateur qui accompagne la chute de ce film.

Voilà l’émotion ressentie à la fin de ce film qui s’avère donc être une déception à la mesure de cette métaphore athlétique… De l’esbroufe, rien que de l’esbroufe. Darren Aronofsky s’est planté à tous les niveaux. Sur le papier, Black Swan était pourtant alléchant. Un sujet démiurge digne de Visconti. Le problème dans ce film, c’est que tout va trop vite. Le cinéaste semble jouer la carte de l’excès tant sur le plan narratif (sur-dramatisation) que sur le plan visuel (caméra bien trop nerveuse pour ce sujet). Il ne sait pas par quel bout prendre son scénario. À aucun moment, il ne le maîtrise. Du coup, cela crée une distance irritante avec le spectateur. Un comble pour ce récit d’une jeune danseuse qui fait corps avec son personnage. Il ne laisse jamais respirer son film, quitte à frôler par moment un magma stylistique indigeste incapable de se figer un seul instant. Un raccord entre deux scènes illustre ce propos. Natalie Portman sort de sa loge croisant Vincent Cassel qui n’a même pas le temps de finir sa réplique que le film enchaîne sur une autre scène tout aussi expéditive. Lorsque le rideau tombe, on a envie de dire une seule chose « Darren, calme toi et prends le temps de choisir un sujet qui te correspond ». Au bout du compte, je n’ai même plus envie de vous raconter cette belle histoire cachée.
Pour comprendre cet échec, il me semble judicieux de remonter le temps et de s’arrêter à l’époque The Fountain, moment charnière dans la vie de Aronofsky et véritable travail de titan pour un cinéaste armé d’une détermination sans faille. Malgré son audace formelle, The Fountain s’avéra être un des pires échecs critiques et publics de la dernière décennie. Un traumatisme sans précédent pour son réalisateur qui orientera la suite de sa carrière. À la métaphysique de The Fountain s’oppose le réalisme cru de The Wrestler, succès critique qui révèle un cinéaste discret lequel s’efface derrière son scénario et surtout son acteur. The Wrestler est moins un film de Darren Aronofsky qu’une biographie de Mickey Rourke, le véritable auteur de ce film. Un antidote parfait contre l’échec et le doute. Cependant, on peut se demander si cette façon de s’effacer n’est pas la résignation d’un cinéaste devant son public. La discrétion contre l’audace. La démagogie contre la sincérité. En tous cas, le débat est ouvert.

Aronofsky regonflé à bloc décide de s’attaquer à Robocop avant de s’attarder sur un sujet tout aussi ambitieux : Black Swan. Une œuvre toujours minée par le traumatisme post-The Fountain. Il suffit de voir comment Aronofsky aborde le fantastique, non sans crainte et avec une tendance à s’enfermer dans le cliché. En soi, les passages où Portman croise son double dans une rue ou dans un miroir atteignent des sommets de fainéantise. C’est beau de vouloir atteindre une forme simple, épurée et évocatrice, faut-il encore laisser à son film un minimum de liberté puisqu’il n’y a pas de liberté sans évocation.

                                                                                                                                       Tifenn Jamin

Cet article est l'émanation d'un jeune rédacteur qui à longtemps défendu Darren Aronofsky