Le décès d’un cinéaste bien-aimé provoque toujours la même réaction : une volonté effrénée de revoir tous ses films. Lorsque la filmographie s’avère être d’une densité elle-même frénétique, les choses se compliquent. Dans son long combat contre la dictature, Raul Ruiz a - évitons l’emploi du passé, trop solennel à mon gout - pour principe d’opposer à cette dictature la culture. Gramsciste dans l’âme, il n’a depuis cessé de réaliser des films, eux-mêmes militant de cette bataille sans fin. Du coup, on est rapidement déboussolé devant l’œuvre du cinéaste chilien, ne sachant pas par quel bout on doit la prendre. Sur ce point, la critique du Territoire de Serge Daney et celle de Moullet à propos de La Chouette aveugle permettent de retrouver le cap de bon augure, débouchant sur des œuvres méconnues comme L’Hypothèse du tableau volé, petit dans sa durée mais grand dans son originalité - c’est du jamais vu - et dans l’influence qu’a pu avoir ce film sur Les Mystères de Lisbonne.
Accompagnés d’une voix off d’une gravité rassurante, nous faisons donc la connaissance d’un collectionneur aux multiples talents d’analyste, plus préoccupé (et fatigué) par son tableau volé que par le cours qu'il s’apprête à nous donner. A la lecture de ces lignes, tout semble réuni pour que ce film rejoigne les travers de l’exercice de style théorique lourd et sans réel intérêt cinématographique. C’était sans compter l’extrême finesse du noir et blanc, le subtile échange entre narrateur et collectionneur et, de surcroit ,l’inquiétant mystère qui traverse ce film aux multiples virtualités.
Venons-en à l’essence de cet article qui traite justement d’une essence puisque L’Hypothèse du tableau volé enfante d’une certaine façon l’adaptation du roman de Camillo Castelo Branco qui est l’équivalent de La Comédie humaine de Balzac, la popularité en moins. En s’attaquant à une histoire si labyrinthique, Raul Ruiz met en scène ses hypothèses en faisant des Mystères de Lisbonne un enchainement de tableaux vivants dominé par une théâtralité déjà revendiquée dans L’Hypothèse du tableau volé : lumière artificielle, travellings et placement rigoureux des personnages dans l’espace - idées qu’on retrouve dans le cinéma de Joao César Monteiro - le démontrent autant que cette phrase qui pourrait très bien être la démarche de Ruiz sur plusieurs de ses films : « le collectionneur nous demande donc, une fois de plus, d’oublier le fil conducteur pour nous concentrer dans la mise en scène du tableau ». Et pourtant, il sait pertinemment que le récit a son importance dans le sens où le moyen le plus efficace de combattre un régime totalitaire, c’est encore de raconter des histoires, peu importe qu’elles soient dominées par la mise en scène*. Raoul Ruiz voyage à travers les tableaux vivants du collectionneur, comme il voyage dans les multiples chapitres des Mystères de Lisbonne. Un grand auteur, c’est avant tout un homme capable de jouer sur les récurrences de son œuvre, le moins consciemment possible.
* Je vous incite à relire Le gouvernement des Films de Jean-Claude Biette mettant en oeuvre une règle des trois : le récit, la dramaturgie et le projet formel. Dans la plupart des films, il y a toujours un ou deux de ces éléments qui dominent et dialoguent avec les autres.
Tifenn Jamin
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