Nous attendons sous le froid et la pluie, devant une piscine close, qu'advienne le "jour où nous avons cessé d'avoir peur". Nous sommes impatients. Mais de cesser d'avoir peur de quoi ? Et avons-nous réellement peur ? Que gagnons-nous à cesser d'avoir peur ? Puis nous entrons, appelés par des cartes à jouer, dans un couloir lugubre. Là, nous prenons conscience qu'il était vain d'intellectualiser, ce sont nos tripes qui vont tout prendre. Nous passons de salles en salles, de couloirs en couloirs, et chaque fois une peur nous arrête, nous retiens, nous touche plus personnellement, nous bouscule, par sa poésie, sa justesse. Et la prise de conscience qu'elle suscite. Nous commençons à comprendre de quelles peurs la "pièce" parle, de ces peurs qui cohabitent si bien avec nous depuis toujours qu'on a presque oublié qu'elles en étaient. La peur du regard de l'autre, la peur de la mort, de la vieillesse, la peur de la solitude, la peur de l'humiliation, de la maladie, de l'oubli, de l'échec. Et toutes ces peurs sourdes, on les sent remonter à la surface, vécues par les personnages, mais ressenties par nous. Et c'est là qu'est toute la maestria du texte, soutenu par le jeu indisociable des amateurs et des professionnels. Il parvient à parler à nos tréfonds, précisément là où cette peur se niche, il parvient à nous toucher si subtilement, qu'on est dérangé, bousculé, gêné de voir tous ces miroirs. Puis, comme après un parcours initiatique, une digestion à travers les boyaux de la peur, nous émergeons aux abords des bassins. Et, émus et travaillés comme nous le sommes, nous recevons avec toute sa force, sa précision et sa pertinence le message finale. Cessons d'avoir peur, ne l'attendons pas, décidons-le. Un propos engagé. Dont l'efficacité tient autant à la qualité de l'écriture qu'à l'ambiance mise en place et qui y mène. Je retiens cette phrase notemment "Nous avons déjà connu la guerre, le froid, la faim, avez-vous oublié ?" "Plus jamais, nous avions dit plus jamais ça." Nous avons parcouru, dans l'intérieur exiguë de la piscine, nos peurs intimes, et nous sortons, tous groupés, pour faire face à la peur sociale, la peur globale, systémique. Celle de perde son emploi, celle d'être exclu du groupe sociale, celle de l'insécurité. Et c'est par le groupe que nous prenons conscience de notre force et de la nécessité de cesser d'avoir peur.
Qu'il n'en déplaise aux adeptes du cyclisme, le sprint est un style qui ne convient pas au cinéma. Trop nombreux sont les films qui n'accordent aucun respect au temps, nous forçant par la même occasion à suivre comme un peloton (ou un mouton ?), le rythme trop soutenu de leurs images. Centre Cuir à cette qualité de prendre son temps, un temps qui permet d'y voir double, puisque une image, un plan ou une réplique peut à la fois paraitre tragique et comique. Un art du burlesque que maitrise parfaitement Martial Salomon, cinéaste, monteur et cinéphile que je tenais à interviewer autant pour la qualité de ses films que pour une cinéphilie dans laquelle je me retrouve.
Arnaud Gravade dans Centre Cuir
Commençons par le commencement. Y'a t-il eu
un film révélateur qui vous à engagé sur la voie du cinéma. Quel à été votre
parcours depuis ?
Non, il n'y a pas eu de film
révélateur à proprement parler. J’ai eu la chance de pouvoir découvrir
durant mon adolescence des films à la télévision ou grâce au vidéo-club: par
exemple La mouche, Carrie, ou Gremlins, c'est à dire globalement des films d'horreur. Puis j’ai
découvert Hitchcock, Rohmer, Buñuel, Fassbinder, Hong Sang-Soo… J’ai également
étudié le montage à la Fémis, pour apprendre un métier. Globalement, tout ce
qui s’est éloigné du naturalisme, de l’horreur au mélodrame, m’a donné envie de
travailler sur des films. Crash, le Rayon vert, Body Snatchers, The Thing, Martha,
le Monde Perdu, La Mort aux trousses, Le
Camion,Voyage en Italie, Le Mirage de la vie, L’armée des 12 singes, Mission:
impossible, sont des films qui m’ont beaucoup impressionné.
Dans Centre Cuir, la veste en cuir
revêt une importance primordiale dans la narration et donne cette impression
que votre film provient d'une histoire personnelle concernant cet objet. D'ou
cette question, quelle est l'origine de ce film ?
L'origine du film, curieusement, n'a pas été le cuir, qui m'a servi de prétexte.
Tout d'abord, j'avais écrit le film pour Arnaud Gravade qui joue le personnage
principal. Arnaud correspond au genre de voix et de corps que j'aimerais voir
et entendre plus souvent au cinéma. Puis l'enjeu pour moi était d'enregistrer
la musique noisy-rock qu'il interprète, c'est un style musical qui me semble
rarement présent dans les films, ou alors de manière caricaturale. Enfin, pour
la narration, je voulais transposer une histoire qu'on m'a racontée, à propos
d’un couple qui s’aimait mais dont les fantasmes divergeaient totalement, de
manière exclusive, à rendre finalement impossible leurs rapports sexuels. Cela
m'a semblé être une situation absurde et cruelle. J'ai pensé alors à transposer
cette histoire. Le cuir m’a semblé judicieux, c’était un élément visuel et
sonore intéressant à filmer et qui permettait de raconter un ménage à trois où
l'objet prenait autant d'importance que l'être aimé. Le perfecto en cuir me
permettait de reproduire également sur un mode mineur une figure du film d'horreur:
la personnification d'un trauma ou d'un sort, et sa transmission d'un
personnage à un autre, comme dans une ronde.
Trois Ponts sur la rivière de Jean-Claude Biette
Ce qui est marquant dans votre film,
c'est la capacité que vous avez à brouiller les pistes entre comédie et
tragédie. Alain peut autant prêter au rire satirique qu'aux larmes de la
fatalité. Aviez-vous, de base, une orientation vers un genre cinématographique
spécifique ?
Je n'avais pas d'a priori sur le ton que j'adopterais. Bien sûr l'histoire
appelait naturellement un ton assez dramatique, c'est pourquoi, par pur esprit
de contradiction peut-être, il m'a semblé pertinent de ne pas le traiter
uniquement sur ce mode. La comédie est donc venue naturellement prendre sa
place aux endroits où une forme de pathos pouvait alourdir le récit. Certains
m'ont reproché, dans le film, de ne pas avoir su choisir une tonalité précise
et m'y tenir, mais en réalité je cherchais des dissonances, des oscillations,
des sortes de greffes impertinentes. De fait, j'aime les films qui jouent sur
une certaine dialectique, une forme de contradiction. Sans cela, un film a
toujours l'air de plaquer un sentiment ou d'enfoncer un clou. Comme dans la
vie, une situation comique peut naître d'un moment grave, et inversement. Ce
n'est pas pour moi une forme d'ironie, mais une sorte d'honnêteté envers le
spectateur, que de lui faire traverser une histoire avec ce qu'elle a
possiblement de paradoxal, et donc de surprenant. Pour moi, les plus belles
comédies sont aussi les plus sinistres, et les tragédies les plus fortes sont
celles qui poussent leur récit jusqu'à une forme d'absurdité, et d'humour. Je
n'aime pas les cinéastes sans humour. Fassbinder, Sirk, Duras, Ophüls,
Verhoeven manient le mélange des tonalités avec grandeur.
Vous avez réalisé tout récemment un
recut sur Fassbinder pour le compte de l'émission Blow Up, démontrant une
connaissance aigue du cinéma de R.W Fassbinder. Parlez-nous de votre rapport à
ce cinéaste.
J'ai découvert les films de Fassbinder d'une traite, à une rétrospective à
Bobigny en 2002, et j'ai fait mon travail de fin d'études sur ses films, un
montage d'extraits de 34 minutes, qui cherchait à raconter une histoire à
partir de toutes ses histoires. Ce qui m'a frappé avant tout, en voyant et
revoyant les films, c'est sa manière de savoir mêler l'amour et la politique au
sens large, et d'avoir travaillé souvent avec les mêmes acteurs sur des
registres les plus divers. Il y a surtout chez Fassbinder une volonté
obsessionnelle de diriger frontalement le spectateur vers une possible
libération de sa propre pensée et de ses sentiments, de provoquer chez lui une
sorte de court-circuit dans son quotidien, pour lui permettre de vivre sa vie.
Cela me semble encore aujourd'hui la volonté artistique la plus violente et la
plus vivante, et donc la plus belle. Ses films empruntent pour cela des moyens
très contrastés, sans carcan ni a priori. Son cinéma fait donc encore l’effet
d'une bombe, surtout dans un paysage cinématographique aujourd'hui dévasté à
tous les niveaux par une certaine volonté de faire carrière, avec des films
souvent plus proches d'une approche univoque, auteuriste, ou publicitaire en
quelque sorte. Fassbinder, lui, et pour reprendre le titre d'un de ses films,
n'avait pas peur de la peur.
Vous avez travaillé, en tant que
monteur, avec des réalisateurs tels que Emmanuel Mouret, Pierre Léon et Vladimir
Léon. Quels tics, quels conseils avez-vous retenu pour votre propre mise en
scène ?
Tout d'abord j'ai appris avec ces trois réalisateurs, qui sont totalement
étrangers au fait de donner des leçons et pour lesquels j'ai la plus grande
amitié, à prendre du plaisir à travailler à deux ou en équipe. Nos rapports
reposent sur une confiance dans le travail et une franchise sans lesquelles il
me semble que le travail sur un film serait impossible. J'ai donc tenté grâce à
eux d'apprendre à essayer de dire ce que je pensais, ce qui n'est jamais une
mince affaire quand on fabrique un film. Emmanuel Mouret m'a sans doute aidé à
mieux comprendre le travail possible avec les comédiens. J'admire aussi chez
lui son sens du romanesque, son goût pour la construction et le laboratoire.
Dans son travail, l'élégance est le maître mot. Ma rencontre avec Pierre Léon a
été importante pour moi: avec lui, au montage comme au tournage, tout est
permis, les méthodes de travail s'inventent à chaque film. C'est grâce à lui
que j'ai appris à démythifier un peu plus la notion d' "auteur", et à
affirmer mon propre goût, ce qui m'a encouragé à faire des films, et cela de
manière pragmatique. Mon travail avec Vladimir Léon est plus récent, plus
nouveau, le montage de son film Les Anges
de Port-Bou m'a aidé dans mon propre travail à essayer de m'abandonner un
peu plus à une forme poétique, de manière sereine et sans en rougir.
Il me semble que vous appréciez aussi Jean-Claude Biette. Parlez nous de ce
cinéaste qui reste malheureusement peu connu.
C'est Pierre Léon qui m'a fait découvrir le cinéma de Jean-Claude Biette, en
travaillant notamment avec lui au montage de son documentaire, Biette. Jean-Claude Biette, critique et cinéaste, incarne pour moi
une sorte d'électron libre, unique dans son style. Il a été également le
premier à faire découvrir Oliveira en France et un des rares à défendre Ferrara
dès ses débuts, ce qui le rend précieux à mes yeux. Il est toujours difficile
de décrire un film de Biette. Ses films sont autant une forme de critique
acerbe du monde du spectacle, que des grandes fictions, mêlant l'humour de
l'anecdote à la puissance global du récit. Biette aimait aussi beaucoup les
jeux de mots, ses films en regorgent. L'apparente simplicité formelle de ses
films fait paradoxalement écho à un grand sens du mystère. Les personnages ont
des liens, souvent secrets, et évoluent dans des lieux familiers - mais à la
marge, dans un monde qui change devant nous. Biette a toujours été a
contre-courant des modes, et de la critique, mais de manière discrète et
humble. Ses tournages, parait-il, se déroulait dans un calme rare et précieux.
Je pense souvent à une phrase du personnage incarné par Howard Vernon dans Le champignon des Carpathes, dite dans un théâtre: "Notre vie
est bien trop courte pour que nous soyons autre chose que des amateurs".
Vous pouvez visionner certains courts-métrages de Martial Salomon à cette adresse
Quelle fut ma déception, lorsque je
découvris l'adaptation cinématographique d'un roman qui fut pour
moi, l'un de mes premiers chocs littéraires. Peut-être même, le
roman qui me fit comprendre que la littérature est aussi une
histoire esthétique. Ce roman se prénomme Sur la route ;
il est signé Jack Kerouac, auteur souvent restreint à tort à ce
seul monument, alors que sa bibliographie est peuplée de véritables
tours de forces, poussant la littérature américaine dans ses
retranchements.
Bien que sa forme soit plus classique
que Sur la route, son premier roman ;The Town and The
City est de part son ambition démesuré, un grand livre sur la
famille américaine,qui n'a rien à envier sur ce point aux Raisins
de la colère de Steinbeck. Ce dernier a eu les honneurs d'une
adaptation prodigieuse ; le manuscrit de Kerouac ne peut pas en
dire autant et la faute en revient beaucoup à Walter Salles. Chose
étrange, c'est un précieux document - lisible à l’occasion de
l'excellente exposition Sur la route au musée des lettres et
manuscrits – qui nous renseigne sur l’échec total qu'est le
film. Ce document en question est une lettre de Jack Kerouac à
Marlon Brando ayant pour objet (ou pour désir) de voir Brando
s'emparer des droits du livre et d'y jouer le rôle principal auprès
de James Dean. Kerouac expose très clairement des idées de mise en
scène. On apprend qu'il voue un amour infini pour le cinéma
français des années 30 même s'il y faisait déjà référence, par
l'intermédiaire de Quai Des Brumes, dans un texte consacré à
Voyage au Bout de la Nuit. De ce cinéma, il en retient la
spontanéité, l'improvisation et la fraîcheur. En un mot, une
certaine liberté qui semble, pour lui, absente du cinéma américain.
Une lettre quasi prophétique puisqu'elle annonce la lente mutation
du cinéma américain des années 70.
extrait de lettre de Kerouac à Brando
Que retient donc Walter Salles de cette
lettre ? Rien si ce n'est un désir de contempler les paysages
américains. Ses choix de mise en scène vont à l'encontre de cette
même liberté qui anime le manuscrit. C'est un véritable travail de
castration qu'il opère ; tout semble programmé. Aucun plan,
aucun changement d'angle nous surprend alors que ce qui caractérise
si bien le cinéma français des années 30, c'était que chaque
plan, chaque action était menacé à tout moment par un choix de
mise en scène, qui ouvrait de ce fait le champ des possibilités. Le
stoïcisme de Walter Salles n'est que fortuit et sa mise en scène
décorative cache tout juste la coquille vide qu'est son film.
Oubliez donc le regard ontologique qui stimule en filigrane le rouleau
original, ce film n'a rien à dire si ce n'est de faire la publicité
du roman. Un comble pour un cinéaste qui avait su, si bien parler de
l’Amérique latine dans Carnets de Voyage. A ceux qui
désirent voir Kerouac à l'écran, je leur conseille de s'orienter
vers My Own Private Idaho. Vous y retrouverez la liberté si
malmenée dans le film de Walter Salles.
Sur La Route de Jack Kerouac : L'épopée, de l'écrit à l'écran
Du 16 mai au 19 août 2012
Musée des lettres et manuscrits, Paris
Élise Ladoué et Laurent Lacotte dans Les Anges de Port-Bou
Je me souviens d'un voyage à Lisbonne, suite plus ou moins logique d'une lecture (Pereira Prétend de Antonio Tabucchi) et d'un visionnage (A Caixa de Manoel de Oliveira). Je me souviens d'un fantasme à peine avoué, celui de retrouver l'odeur d'une page, d'une image ou mieux encore, le plaisir de suivre les sentiers de la fiction.
Ce fantasme-la, je peux aujourd'hui le crier haut et fort et nul doute que le nouveau film de Vladimir Léon à sa part de responsabilité. Les Anges de Port-Bou est cet obscur objet de désir, qu'on personnalise au gré de notre mémoire et qui atteint l'intime lorsque Seraphin l’obsessionnel contraint Gabrielle à lire un texte de Walter Benjamin avant qu'un groupe de touristes n’empêche le film d'accomplir son désir. Tant pis, Seraphin trouvera par la suite des ressorts narratifs permettant au récit de glisser vers un fantastique d'une transparence limpide, dépourvu d'effets visuellement édulcorées. Tout ça pour instiller dans l'esprit du lecteur, l'idée que ce film est irradié par l'humilité de son cinéaste, tellement confiant dans son scénario qu'il n'a pas besoin de faire de la mise en scène une histoire de surlignage - le mal par excellence du cinéma contemporain.
Quand on en vient à l'essence du film, on se rend compte que Vladimir Léon est un auteur animé par le travail de la mémoire. Sur ce point, il rejoint ses précédents films : Le Brahamne du Komintern et Loin du Front (co-réalisé avec Harold Manning).
Bien qu'il n'ait jamais physiquement rencontré Walter Benjamin, Seraphin essaye tant bien que mal de se rapprocher du philosophe en entreprenant une marche quasi mystique. A l'inverse de ce rapport indirect, Gabrielle éprouve un rapport direct à la mémoire puisque ses aïeux sont des réfugiés républicains. Pour autant, le prologue du film présentent deux personnages que tout semble opposé mais l'art du récit, c'est aussi de créer des passerelles entre les personnages, de jouer avec leurs oppositions et leurs similtudes afin qu'une évolution continue irrigue le film, qui ne semble jamais menacé par l'inertie - l'autre grand mal du cinéma contemporain.
En fin de compte, sous la transparence et la perméabilité de la mise en scène, le film encourage le spectateur à suivre les pas de ses modèles. A toi lecteur de trouver ce qui te relie avec tes auteurs favoris.
LES ANGES DE PORT-BOU sélectionné dans la Compétition Fiction du Festival Côté Court sera projeté Jeudi 7 juin à 18 h 00 Dimanche 10 juin à 22h00 Mercredi 13 juin à 21h00 (séance officielle, en présence de l'équipe)
Qui mieux que Amon Tobin pour entamer
cette rubrique portant le nom si porteur d'avenir de cultures
électroniques. Cet artiste qui a réussit dans son dernier
live à conjuguer musique et art visuel. Mon rapport à ce live a pour le moins bouleversé mes acquis puisque qu'étant cinéphile,
j'ai toujours eu l'habitude de voir la musique se mettre au service
de l'image. Isam Live change les perspectives. Ce que le show
visuel produit, c'est un travail d'adaptation de l'image sur la
musique. Il suffit de prendre l'exemple de ses ondes estropiées
(rappelant vaguement un logo de Joy Division) qui réagissent au
quart de tour aux multiples beats ou bizarreries sonores.
Écouter Amon Tobin a quelque chose
d’obsessionnel voir de charnel. On est très vite déconcerté
par ce son qui ne ressemble à rien d'autre (on reconnaîtra tout
juste quelques accents dubstep). Oubliez le tube que vous écoutez en boucle, le brésilien incarne l'anti-dancefloor. On ne danse pas
sur sa musique, on l'apprivoise et notre corps réagit d'une façon
si distordue que le terme « dance » perd toute sa
valeur. Qu'il est difficile de qualifier la musique du brésilien
tant elle réfute les codes établis pour mieux créer une
musique à l'image de son artiste, peut être même à l'image du nom
de son deuxième album : Bricolage. Ce bricolage qui en
15 ans a évolué vers une soudaine élégie. Finis les
expérimentations en live, Amon Tobin raconte une histoire – tout
en gardant une place pour l'improvisation - qui agira différemment
sur chacun d'entre nous, un véritable exploit au regard des
centaines de spectateurs qui m'entourait.
L’intérêt d'un festival, quand il s’intéresse à un peuple en particulier, réside parfois dans la réactivité du cinéma par rapport à une donnée historique. En temps de crise, il n'est donc guère surprenant de voir des œuvres en faire leur sujet ou du moins, d'y placer un commentaire. Dans le cas de Mercado De Futuros, on peut quasiment parler de film prophétique tant les choix de mise en scène corresponde à la faillite de notre monde.
Les marchés du futur sont aussi les marchés du présent mais ils semblent tellement abstraits, voir effrayants qu'on préfère les expulser dans le futur, tout en faisant abstraction du passé. C'est un monde autiste que décrit Mercedes Álvarez, qui à pour principe de ne pas juger ses personnages qu'il soit prometteur immobilier ou trader. Dire qu'on va voir ce film pour se faire peur relève de l'euphémisme. On en serait d'ailleurs ressortit agacé si la réalisatrice n'avait pas contrebalancer cette partie par des plages d'espoir, à l'instar de ses multiples scènes ayant pour lieu un vide-grenier auquel un vieux cowboy - Qui porte un chapeau, fait preuve de lucidité - « essaye » de vendre tout ce qui peut encombrer son garage. Celui-ci est tellement honnête et peu concerné par l'argent, qu'il ne vend rien, repoussant l'acheteur en lui affirmant qu'il n'a pas le courage de chercher l'objet désiré. Rien à voir donc avec ses prometteurs dont leurs vies semblent vouer à la vente, quitte à tutoyer au premier mot le client, en lui répétant constamment qu'il est nécessaire qu'une maison soit source de profit.
Si elle ne juge pas, Mercedes Álvarez ne garde pas longtemps sa position de témoin puisque ses choix de mise en scène - la durée d'un plan, la récurrence d'une action - montre qu'elle expose un point de vue critique. Cette tache ne revient pas à la caméra mais à l'alchimie produit par le résultat de toutes les opérations propre au cinéma, en particulier le montage, fortement inspiré par José Luis Guérin (dont elle fut chef monteuse sur En construcción ) et Material de Thomas Heise. Le cinéma devient donc l'outil idéal pour comprendre notre monde. Chose que semble nier deux autres films projetés à l’occasion de ce festival.
La Valise Mexicaine de Trisha Ziff et La Femme de L'Eternaute de Adan Aliaga ont pour trait commun de jeter leur dévolu sur une situation historique lié à un devoir de mémoire : la dictature argentine pour l'un, la guerre civile espagnole pour l'autre. Tous deux choisissent un médium artistique : la photographie pour le premier, la bande dessinée pour le deuxième. Vous l'aurez compris, ces deux films sont pourvus de très belles intentions, qui me touche personnellement sauf que c'est l'Histoire qui aiguille mon intérêt, non la dimension cinématographique en partie absente. C'est d'ailleurs plus un refus de cinéma qu'une absence. Une immense frustration est au rendez-vous comme si deux engagements (le cinéma et la mémoire) ne pouvait s'accoupler. Heureusement que Mercedes Álvarez est présente pour nous rappeler qu'un festival doit s'occuper du cinéma avant de plonger dans un autre domaine.
Une femme, un homme et une poignée de porte ; voilà à quoi peut se résumer Madrid,1870 de David Trueba. L'une est étudiante, désireuse de faire carrière dans le journalisme sans pourtant révéler ses convictions au premier clin d’œil. L'autre, un vieux journaliste, les cache sous un épais manteau de cynisme. La dernière est en apparence futile mais elle aura pourtant une importance de premier ordre ; elle enfermera les deux personnages nus dans une salle de bain tout en incitant le spectateur à créer un trio, lui confiant par la même occasion, la place si instable du voyeur. C'est pourtant une poignée qui ouvre sur un monde où se côtoient littérature, politique, sexe, souvenirs d'enfance et ses foutus convictions : doit-on les assumer quitte à passer pour une pourriture ou bien faut-les ménager au profit d'un caractère indistinct ?
Mais ou-est donc le cinéma ? Il est vrai qu'il est difficilement cernable dernière les multiples figures de style propre à la littérature, non que l'auteur soit plus intéressé par le second, mais il avance sans faire de bruit à travers une mise en scène sobre y compris dans la salle de bain, ou malgré l'étroitesse du lieu, Trueba reste à hauteur d'Homme pour mieux investir ses personnages et les rendre conscients de leurs vies artificielles comme en témoigne cette scène où le chroniqueur et l’étudiante se raconte un film à travers un cadre vide.
Dans l’exercice si casse-gueule du huit-clos, Trueba s'en sort avec une souplesse et une modestie remarquable, n'épuisant à aucun moment la densité des personnages. On en ressort presque avec un sentiment de manque, comme si on attendait qu'une seule chose ; qu'ils se rencontrent une nouvelle fois, mais le Madrid de l'année 1987 a autre chose à faire que de s'enfermer dans une salle de bain.
Fernando "Pino" Solanas a ceci de particulier et d'assez rare pour qu'on puisse le signaler ; c'est un homme sans compromis. Chose merveilleuse quand cet homme observe et analyse l’Amérique latine à travers l'objectif d'une caméra, cet objet qui donne à voir l'injustice. Certains pourront toujours lui reprocher son déficit formel – ces gens-la n'ont pas vu Tangos, L'exil de Gardel (1985) – , je leur répondrai qu'un type capable de retranscrire visuellement ses convictions, sur une durée s'égrainantde La Hora de Los Hornos (1968) à Tierra Sublevada parte 1 :Oro Negro (2010), relève d'un savoir-faire incontestable. Qu'il se livre corps et âme dans la fiction ou qu'il prenne ses distances avec le documentaire, Solanas connaît les limites de son art, comme tous grands metteurs en scène.
Oro Negro, son dernier long métrage en date fait partie d'une série de films documentaires : La Tierra Sublevada dont le but est de montrer la dépossession des richesses argentines. La première partie s'occupe des richesses minières tandis que Oro Negro comme son nom l'indique s’évertue à retracer la privatisation du pétrole. De ses premières tentatives de nationalisation, incarnée par le général Mosconi véritable – et à juste titre – héros populaire, aux magouilles du couple Kirchner, Solanas retrace non seulement l'histoire de son pays mais plonge aussi dans le quotidien des premières victimes de ce saccage national ; qu'il soit ouvrier dans les industries pétrolières, manifestant de tous les jours ou population victime des retombées environnementales liées aux raffineries, le peuple est toujours le premier à subir l’intérêt des plus riches : une constante, parmi tant d'autres, de Pino Solanas, qui aurait eu certainement sa place dans la junte bolivienne auprès du Che. A l'instar du cinéaste désabusé que j'ai pu rencontrer au festival de Saint-Denis*, cette critique filmée a de quoi faire fondre en larmes le spectateur non averti,devant ce gâchis qu'est l'Argentine, un pays qui aurait dû avoir une croissance égale à celle que connaît aujourd'hui le Vénézuela.
Une première heure sous le signe de l'anéantissement, du désarroi des pauvres gens auxquels on pourrait plaquer, pour représenter la démarche du cinéaste, cette citation d'Antonio Gramsci : « Il faut allier le pessimismede l'intelligence à l'optimisme de la volonté ». L'optimisme de la volonté qu'on croit, en premier lieu, absent de ce film surgit soudainement dans un épilogue ou règne l'espoir, sans quoi Solanas n'aurait pu dénoncer l'ingérence du capitalisme tout au long de sa longue carrière ; hommes et femmes mettent en place un système de solidarité pour que chacun puisse vivre dans la dignité, à l'image de cette usine qui se propose gratuitement de reprendre les déchets plastiques des gens pour en faire des chaises.
Ce qu'il y a de frappant dans ce film, c'est qu'il interpellera toutes sortes de spectateur bien que celui-ci ne connaisse pas le fil historique de l'Argentine, y compris le spectateur qui n'a pas forcément d'affinités avec des théories économiques. Et c'est en cela que Solanas progresse, il remet au goût du jour - ou invente ? - le documentaire populaire. Populaire dans le sens où il ne vise pas un public, populaire puisqu'il montre le peuple méconnu et enfin populaire puisque ce film peut agir sur les consciences des citoyens. A l'heure où le débat politique français est parsemé par des idées de nationalisation, ce film peut être vu comme un avertissement à tous ceux qui voudraient négliger le peuple au profit des marchés financiers.
*Festival « Est-ce ainsi que les hommes vivent? » qui s'est déroulait du 1er février au 7 février dernier. Je voudrais, par la même occasion, remercier l'équipe du festival de nous avoir permit de visionner ce film, parmi tant d'autres.
Dur est la vie du cinéaste un temps soit peu reconnu. Ce funambule dont la tentation première est de faire plaisir à ses fidèles spectateurs, en employant des moyens pour le moins démagogiques : auto-citation, complaisance et copier-coller figurent dans le palmarès de la banalité prodigieuse. A savoir si Carnage, le dernier film de Polanski, fait partie de ce hit-parade, relève de l’équation à deux réponses.
D’une part, ce film joue sur la reconnaissance stylistique de l’auteur. En l’occurrence, le huis-clos où Polanski enferment deux couples affreusement bourgeois. Chacun défend son fils pour des raisons fondamentalement justifiées. Et ce sont, justement, ses bonnes raisons qui vont les pousser à sortir de leurs formules de politesses faussées. Carnage, c’est le nom qu’aurait très bien pu donner ces quatre personnes à leurs propres altercations. En tant que spectateur, on peut voir ce film comme l'art et la manière d’en faire des tonnes pour des choses qui ne demandent que du bon sens. Il y a quelque chose d’assez réjouissant de voir Polanski s’attaquer à la bourgeoisie new-yorkaise alors qu’il n’est pas autorisé à fouler le sol américain. Règlement de compte ? Non, juste une manière pour Polanski de déployer son humour satirique. Dommage que derrière ce sourire, se cache les bâillements de l'artifice.
On arrive donc au cœur même du film, à cette espèce de connivence que Polanski met en place entre lui-même et son spectateur : ce que tu vas voir doit te déranger même si tu sais pertinemment qu'il ne t'arrivera rien, puisque que tu es assis dans un fauteuil confortable. En définitive, le jeu auquel je t'invite est celui du simulacre. Je dirais même que tu doit mimer ce simulacre. Au regard de The Ghost Writer qui s’évertue à détruire les arcanes du faux-semblant, Carnage revêt les couleurs de l'illusion pour mieux cacher son visage pâle. Là où The Ghost Writer rendait palpable l'instabilité de son dispositif narratif et visuel en faisant jeu égal avec nous, Polanski nous incite, cette fois-ci à nous placer au-dessus de ce Carnage. Mine de rien, Polanski nous offre la possibilité de choisir entre être dupe et omniscient. Deux regards qui renvoient à l'essence même du cinéma.
Auteur d'un premier film d'une rigueur classique admirable, Jeff Nichols persévère et signe un deuxième essai où cinéma de genre peut encore rimer avec prendre le temps de raconter une histoire
Si il y a bien une tâche à laquelle doit faire face le critique, c’est bien de reconnaitre l’auteur derrière l’apparente banalité d’un film. A l’instar de Time Out sorti l’année dernière, Take Shelter fait clairement partie de ces films marqués par une volonté de s’effacer derrière son sujet et ceci au détriment d’une certaine tendance soporifique du cinéma de genre,prônant l’excitation visuelle.
Shotgun Stories, le premier film de Jeff Nichols avait pour cadre un drame familial miné par « l’hérédité des instincts » et « l’hérédité de la fêlure » qu’avait reconnu Gilles Deleuze en lisant Zola. On était partagé entre le cachet indé du film (dont la musique en est - toujours - le symbole) et la filiation un peu trop appuyée au cinéma de John Ford. Take Shelter se défait de ses coquilles et gagne en limpidité. D’où cette impression d’être sur un film sous tension, qui ne lâche jamais son récit.
Curtis est un homme ordinaire, possédant un domaine privé, aimé par une épouse ordinaire, pèred’une fille ordinaire et pour couronner le tout, salarié dans une entreprise ordinaire. De ce postulat fondamental, Jeff Nichols va s’évertuer à pervertir le quotidien de la famille en infligeant à son protagoniste, un déséquilibre à première vue fantastique avant d’amener son récit vers la fable sociale et l’hérédité récurrente de son cinéma. Mais cette fois-ci, cette hérédité a quelque chose de plus global, lié sans aucun doute à cet axiome dévastateur « en temps de crise, il faut se serrer la ceinture » propulsant le film vers une métaphore prémonitoire de la crise actuelle, créatrice de folie, sans pourtant affirmer cette hypothèse et laissant le champ libre à l’interprétation finale. Un récit qui rappelle Shyamalan et ses cliffhangers efficaces sans pourtant tomber dans les excès de ce dernier.
Loin d’être un cinéaste commun, Nichols a pour morale, une rigueur qui se retranscrit sur tous les plans, cherchant le moment juste pour déclencher les dérives fantastiques ainsi que les crises bien réelles du personnage à l’image de cette scène ou Michael Shannon entreprend à lui tout seul un remake de Bug, dans lequel il jouait pour Friedkin. Nombreux sont ses acmés tellement bien doséesqu’on ne se sent pas une seule fois expulsé par un hypothétique excès au point qu’il est absolument tragique d’assister au démantèlement progressif de cette famille qui n’a pas le droit à l’erreur.