jeudi 16 juin 2011

Etonnants voyageurs 2011 - Dialogue au bord d'un quai : interview de Denis LAVANT

Denis Lavant dans Merde
Vingt ans après, quel regard portez-vous sur les films de Leos Carax qui sont devenus cultes pour certains mais oubliés par une majorité de personnes ?

Je n’ai pas tellement de regard sur ses films car je n’ai jamais été spectateur de son cinéma, vu que je suis complètement impliqué. C’est plutôt lié à ma vie, c’est-à-dire que Léos, c’est la première personne qui m’a fait rentrer dans le monde d’un cinéma de qualité, un cinéma d’auteur, un cinéma de pensée et d’esthétisme. Je m’en suis pas rendu compte sur le moment car pour moi c’était du boulot et un engagement. Puis, il m’a fait découvrir des choses, un domaine que je ne connaissais pas : le cinéma. En même temps, il m’a fait rentrer de plain-pied dans son univers, puisque j’ai incarné une projection de lui-même. Sur chacun de ses films, j’ai appréhendé une dimension de la vie qui m’était inconnue, une expérience de Leos qui a un an de plus que moi. A mon avis, c’était comme un grand frère qui m’initiait à une attitude, une pensée, une conception de l’existence, et ça c’était très fort sur Mauvais Sang et les Amants du Pont-Neuf même si ça n’a jamais été confortable de tourner avec Leos, et puis c’était pas un engagement à vie.
Après le premier film qu’on a fait, je croyais que ça allait s’arrêter là, je pensais pas qu’on allait faire trois films ensemble, et ça fait vraiment partie intégrante de ma vie des années 80, en fait. C’est très formateur à tous les niveaux : un niveau artistique et un niveau humain. Après, les Amants du Pont-Neuf, je l’ai peu vu car lorsqu’on voit un film dans lequel on a joué, forcément on se projette pas dans l’histoire qui est racontée, pas dans la fiction mais dans sa réalité au moment du tournage, et, des fois, c’est lourd à porter surtout sur Les Amants du Pont-Neuf. Ce que je trouve regrettable par rapport à Leos, c’est qu’il est un cinéaste mis de côté, mis en marge. De sa faute, non. Mais c’est quelqu’un qui a une pensée. Chaque film est un témoignage de l’époque. Mauvais sang est particulièrement en phase avec les années 80 et ce qui est regrettable, c’est qu’il soit méprisé par une partie de la profession, donc ça contamine le public. Je trouve ça scandaleux la manière dont a été traité Les Amants du Pont-Neuf. Pendant les trois ans qu’on a marné sur ce film, ç'a été boycotté par la critique qui a vu que le cout du film ! Or, depuis, j’ai vu des films qui ont couté énormément cher pour pas grand-chose. Pour moi, ça raconte quelque chose de social, d’infiniment poétique et d’humain, et ça c’est important. Il a une vision du monde qui, avec sa lucidité, est très forte, très puissante. C’est important qu’il tourne. Dieu merci ! on va remettre le couvert cet été avec un long-métrage ensemble.



Quand avez-vous rencontré Leos Carax ?

Il était venu me voir quand j’étais au conservatoire. À l’époque, il y avait pas mal de jeunes cinéastes qui sollicitaient les élèves du conservatoire pour faire un court métrage, et il m’avait fait lire le scénario de Boy Meets Girl. Lui, je ne sais pas où il m’avait vu, peut-être dans les fichiers ANPE. On s’est rencontré, j’ai lu le scénario, j’ai pas compris grand-chose. C’était très loin de ce que je vivais à l’époque, et puis j’avais pas forcément une volonté absolue de faire du cinéma. Je commençais à travailler au théâtre et ça me convenait très bien… C’est toujours le théâtre qui a primé. J’ai lu son scenario et j’ai vu quelques détails qui m’ont touché, parlé, en écho avec un comportement, une manière d’être dans l’imaginaire. Une scène m’avait marqué, c’est quand Alex passe sur le Pont-Neuf avec appareil à musique, un casque et des écouteurs, et qui voit deux amoureux s’embrasser. Puis il leur jette de la tune comme si c’était un spectacle forain. Cela montre qu’il y a un humour par rapport à la vie qui est très fort, qui n’est pas perceptible dans tous ses films, plus dans les derniers, surtout dans Tokyo ! (film à sketch). C’est là qu’on s’est retrouvé. Eh bien, c’est la chose la plus pertinente, la plus insolente en bien que j’avais jamais lue. J’étais très heureux de retrouver Leos pour faire Merde. Ça nous a mené jusque là, jusqu’à Merde
La rencontre n’a pas été un coup de foudre. Ça été la rencontre entre un jeune cinéaste et un jeune comédien. Le temps a passé, et puis est venu le moment où il a pu faire le film, six mois après ; et là, ça pas été du tout moi qui était évident pour faire le rôle. Je ne sais pas ce qui l’a déterminé pour que j’incarne une projection de lui-même, en quelque sorte, parce que Boy Meets Girl est particulièrement autobiographique, je pense. Il a vu énormément de comédiens de mon âge en faisant des vidéos. D’ailleurs, j’ai revu ça, c’est drôle. Et moi, j’ai attendu, je m’en foutais un peu. Je me disais que je pourrais faire du cinéma, ça doit être intéressant, moins fatigant que le théâtre ; je me trompais un peu. Et puis un jour mon agent m’appelle : « Bon voilà, il t’a choisi ». J’ai dit : « Bon, ok d’accord ». On est parti comme ça. Après, c’était pas du tout une évidence que c’était réussi, que c’était une relation créatrice et qu’il y avait quelque chose d’important qui se passait. J’étais le premier surpris quand il est venu me voir, deux ans après pour me proposer Mauvais Sang, scénario qu’il avait écrit pour que je joue le rôle. Ça m’a touché, effrayé, car Mauvais sang c’était redoutable comme partition pour un acteur. Je lisais le scénario, et toutes les trois pages il y avait une chose difficile que je savais pas faire : sauter en parachute, faire de la moto, courir, etc. Il n’y avait que des enjeux héroïques, et donc je m’y suis mis. Ç'a été un très beau tournage avec une très belle dynamique. Puis après, on est tombé dans la nasse des Amants du Pont-Neuf et  la misère sociale. Mais bon, je regrette pas, c’était une expérience très forte et assez usante.

Comme tous les tournages de Leos ?


Bah, c’est toujours particulier. Je crois que c’est l’artiste, le cinéaste le plus exigent qui soit. Et qui a une exigence à tous les niveaux, pour tous les corps de métiers. En fait, il amène chacun à se dépasser : les comédiens comme les décorateurs, la lumière, les costumes. Il amène tout le monde à raconter son rêve. Ça me fait penser au chaman indien, avec une vision, une tribu qui se met à construire des choses, à tresser des tissus pour raconter le rêve de ce chaman.




La deuxième partie de l'interview sera publié très bientot sur ce blog : Denis Lavant nous parlera de Céline et de son intervention dans l'émission de Taddeï


propos recueillis par Tifenn Jamin

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