Edito du parrain : Ricardo MONTSERRAT

Ricardo MONTSERRAT
CINE CON CARNE

Pour survivre à la misère, après-guerre, ma mère travaillait comme ouvreuse de cinéma. Elle me racontait les films avec une telle précision que des années après, quand j'ai vu pour la première fois les films dont elle avait parlé, je les avais déjà vus. Mais c'est au Chili que mon amour du cinéma s'est consolidé dans les cinémas permanents qu'on appelait là-bas "rotativos". Pour quelques centimes, on pouvait y passer la journée. La fiction ci-dessous est très proche de la réalité d'alors qui, elle-même, était très proche de la fiction. Le cinéma aide à vivre après la mort.

C'est du cinéma. Du mauvais cinéma. Je me le répète machinalement comme on mâche du chewing-gum. Rien de grave ne peut arriver au ciné. Je m'enfonce dans le noir, la sueur me dégouline le long du dos. N'aie pas peur, hombre, c'est du ciné! Sous mon siège, un sac bourré de billets. Les images défilent sur l'écran et je suis incapable de comprendre de quoi parle le film. Les images s'agitent au rythme de ma peur, mes yeux papillonnent sur l'écran sans pouvoir se raccrocher à un visage. L'odeur d'égout et de vieille pisse qui remonte du sol à travers la moquette me donne la nausée. Ma propre odeur de  sueur et de peur m'écœure. Il a plu tout l'hiver et la ville pue la vase. Les cadavres du Mapocho sont sortis de leur lit pour nager au milieu des ordures. Cadavres violés et châtrés. Les cinés prés du fleuve ont les pieds dans l'eau. Le public monte au balcon. Phobie des tremblements de terre oblige, on les a construits dans les fondations des immeubles. J'ai l'impression d'être descendu dans le caveau d'un cimetière de Grand Guignol. Dans l'air épais que brasse un ventilateur paresseux, des étudiants sifflent la caricature en carton du dictateur, qu'un petit malin agite au bout d'un fil devant le rayon du projecteur. Les amoureux enfilent à voix basse des mots d'amour, des non, des oui, des viens, s'il te plaît.

Si elle n'est pas là dans cinq minutes, je m'en vais. Chaque ombre qui pénètre dans la salle et passe près de moi après m'avoir dévisagé, me fout un coup au cœur. Je me tasse dans mon fauteuil, le couteau à la main jusqu'à ce qu'elle plonge dans le film, rie aux blagues des étudiants, ou se joigne au concert des soupirs. C'est un bon ciné pour un rendez-vous: il y a plusieurs sorties de secours et un escalier part vers les étages. Et puis personne ne s'étonnera qu'une une femme seule vienne y rencontrer un homme seul et ressorte sans lui. Dans ce pays à la morale vert olive, les cinés sont devenus des espaces de liberté. On se demande pourquoi la milicaille ne les a pas fermés. On vient y baiser ou y bavarder entre gens de tous sexes, de toutes classes et opinions confondues. La moindre réplique prononcée par un acteur, touchant de loin ou de près à la liberté ou à la répression, est sifflée, applaudie ou reprise en chœur. Les slogans descendent par vagues du poulailler au balcon et les popcorns bombardent les pantins bottés des actualités.

— Son Excellence, le Généralissime Augusto Pinochet Ugarte, a inauguré en compagnie de la Première Dame, Doña Lucia Hiriart de Pino...

— Pinochi! Lé, lé, lé, que s'en aillent les Pinochet!

La voilà! Elle tâtonne dans l'obscurité à la recherche de la onzième rangée, siège 9. Pas de risque de se tromper. Ce sont les dates du coup d'état. 11 septembre. Les fous rires quand nous choisissons les mots de passe, les alias et les rendez-vous! Elle, blonde et blanche comme une gringa, se fait appeler la "Negra". Moi qui ai la peau mate et les cheveux noirs comme le jais, on m'appelle "Blanquito". Elle s'assoit, se penche sur moi et m'embrasse sur la bouche. Elle aussi est trempée de sueur, d'une sueur parfumée au savon et à l'eau de fleurs. Le baiser se prolonge. "Smaaaaaash!" font les étudiants derrière nous!

— Calme-toi, Blanquito, c'est pour de rire! Tu as le paquet?

—  Sous le siège! Tout est clair, dehors?

— Il y a des flics partout!

— Tu parles: la solde du mois qui s'est envolée sous leur nez, ça les a piqués!

— Ce sont les flics que vous avez abattus qu'ils ne vous pardonneront pas! Ils veulent faire un exemple! Bonjour les héros! Nous avions dit : pas d'armes à feu!

— Nous n'en avions pas!

— Qu'est-ce qui a mal tourné?

— Nous les avons emmenés en otage mais ces cons ont voulu jouer les héros et ont sauté en marche. Ils se sont fait descendre par leurs copains qui nous poursuivaient! Tu sens bon! J'ai envie de toi! Tu veux?

— J'ai trop la trouille pour baiser! Je peux y aller?

— Attends un quart d'heure! Tu iras aux toilettes. Il y a une porte de secours. Elle s'ouvre de l'intérieur! S'il y a un copain qui s'appuie contre la porte, tu passes le paquet par la fenêtre des vécés et le laisses sur le rebord.

— Ça faisait longtemps qu'on n'était pas allé au ciné ensemble! Qu'est-ce que c'est que ce film? chuchote-t-elle à mon oreille, en se pelotonnant contre mon épaule. Je ne réponds pas. Mes pensées et mes mains se perdent sous son chemisier à la recherche de ses seins.

— De quoi ça parle? insiste-t-elle en me déboutonnant.

— C'est une histoire d'amour impossible entre deux héros jeunes et beaux qui croient qu'ils vont mourir!

Je suis attaché à un sommier métallique, des pinces métalliques fixées aux couilles, aux tétons et aux oreilles. J'essaie de me rappeler les images de ce maudit film. Il était sûrement en couleur. Alors pourquoi ce blanc dans ma tête? Cessez de me torturer! La toile est blanche. Ma mémoire s'est arrêtée, un peu avant le coup d'état. Vous avez descendu mon père devant moi. Film en noir en blanc. Des avions passent. Sa bouche descend le long de ma poitrine, avide et goulue. Mes mains se perdent dans sa chevelure d'où monte un parfum de jasmin et de pétales de tiaré.

— Juste avant de mourir, la Noire et le Blanc décident de faire un enfant. C'est l'enfant qui les sauve de la mort. On ne peut pas mourir quand on a un enfant dans le ventre.

— Tais-toi, ne dis plus rien.
Je reçois une décharge dans les couilles. Du coup, je ne retrouve plus le nom du cinéma.

— C'est un ciné à la façade coloniale, juste à l'angle de Barros Arana et Caupolican, sous des arcades. Il y a, au milieu du passage, une grande affiche, peinte à la main par un vieux vicieux qui s'arrange toujours pour y mettre un bout de jarretelle, souligner l'ombre du pubis, arrondir les seins et les fesses comme si on les avait gonflés à l'hélium.

— Qu'est ce qu'il y avait sur l'affiche?

J'ai fermé les yeux. Je pétris sa chevelure, comme on pétrit la pâte, de la base du cou jusqu'au bas du dos, jusqu'aux fesses qui semblent durcir sous ma main.

— Viens, me dit-elle en m'entraînant vers le sol.

— Ce n'est pas raisonnable, le quart d'heure est passé! Les copains vont s'inquiéter!

— Qu'ils s'inquiètent! Je ne veux pas mourir, je veux un enfant!

La musique me remplit la poitrine, le ventre. De la musique de cinéma. Tout l'orchestre est entré pour souligner le drame mais il n'y a pas de drame, nous nous aimons comme s'aiment les amoureux qui ne vivent pas sous une dictature. Ils baisent sur la banquette arrière d'une Pontiac, tandis que sur l'écran du drive in, les méchants se font rosser.

— Une petite décharge dans le cul! C'est dans le trou du cul que les pédales de ton espèce foutent leurs souvenirs!

Je me mets à pleurer.

— Fellini ! Je me rappelle ! C'était Fellini ! "Prova D'orchestra" !

— Fellini ! Beau nom pour une pédale! C'est ton contact ? Envoyez-lui z'en une autre, ça a l'air de lui plaire!

Da capo! La musique reprend son souffle, escalade les aigus, les violons sont entrés dans la danse, vrillant mes oreilles jusqu'à ce qu'explosent les percussions. Soudain le silence déchirant.

— Non, n'arrête pas, mouille-moi! Mouille-moi!

Il y a des crachotements, l'image saute. On n'entend plus que le long oui de plaisir qui jaillit de sous mon corps et que je bâillonne d'un baiser. La lumière s'est rallumée et l'on entend des protestations, des sifflets, des portes qui claquent et des galopades.

— Que personne ne bouge! Gardez votre calme! Mettez les mains sur la tête et ne sortez que lorsqu'on vous appellera; nous sommes à la recherche des terroristes qui ont volé la solde des Glorieuses Forces Armées et descendu de sang-froid quatre innocents ! S'ils sont dans cette salle, nous leur conseillons de se lever lentement.

J'entends la voix du flic, un peu énervée, un peu avinée. Ils ont beau en avoir dans la culotte et être armés jusqu'aux dents, ils ont la trouille des gosses débraillés que nous sommes. "Ce n'est que du cinéma!" chantonne, sur l'air de Fellini, la petite voix malicieuse dans ma tête.

— Que fait-on ?

— Ne bouge pas! Remonte ta culotte et referme mon pantalon! Je ne veux pas mourir, l'oiseau à l'air ! Prends le sac. Rampe jusqu'au bout de la rangée. Je ferai diversion et tu passeras sous le rideau des vécés. Jette le sac par la fenêtre. Tu reviens comme si de rien n'était en faisant la pute qui attend son mec !

— Et toi ? Je ne peux pas t'abandonner !

— Si ! Pense à l'enfant !

C'est de plus en plus du cinéma. Maintenant, elle va me parler d'amour.

— Je t'ai toujours aimé, Blanco!

C'est quoi mon texte? Il faut que je parle comme un héros, mierda!

— Moi je ne t'aurai jamais aimée autant qu'aujourd'hui, Negra! Dommage que l'histoire ne nous ait pas aimés! Ne t'en fais pas! Un jour on se retrouvera dans ce cinéma!

— Parce que tu crois qu'on fera un film de notre histoire?

— Bien entendu! Ils l'appelleront: "Les amants du Ciné Concepcion"!

— Concepcion!!! Le nom, c'est Concepcion!

— Je vois que tu retrouves la mémoire, maricon! Alors cette Fellini s'appelle Concepcion. C'est une femme! Je préfère ça, les histoires de pédé, ça ne m'a jamais plu! Parle-nous d'elle!

La Negra rampe jusqu'au bout de la rangée et je jaillis comme un diable d'une boîte en hurlant:

— Merde à Pinochet !

Un gros joufflu tire. Les autres s'affolent. Des balles partent dans tous les sens. Une oreille gicle. Un flic tombe, les yeux grand ouverts. Tout le monde s'est couché par terre, sauf moi. Les deux bras en l'air, j'attends en souriant la fin du plan, le gras de l'épaule dégouttant de sang. Qu'est-ce qu'il fallait que je dise?

 — Arrêtez votre cirque, bande de tantes ! Je ne suis pas armé. La liberté n'a pas bes...

Un coup dans le dos me fait taire.

Le rideau des toilettes bouge à peine lorsqu'elle ressort, recoiffée, remaquillée, les seins ballants sous le chemisier de dentelle, la crinière auréolée de lumière. Elle pousse un cri de poule effarouchée et trottine en bougeant du cul comme une Marylin du pauvre. Je ricane un sourire malgré la douleur.

— C'est l'entracte? minaude-t-elle. Qu'est-ce qu'il a fait ce méchant garçon? Pourquoi ce sont toujours les plus mignons qu'on envoie en prison? Si mon fiancé m'entendait ! Il est des Forces Armées, lui aussi, vous savez ! C'est sa semaine de congé. Il ne va pas tarder... Je peux me rasseoir? Il m'a donné rendez-vous ici ! s'il avait su qu'on donnait un film policier, il serait arrivé à l'heure...

      Les flics rigolent.

      Elle glousse, fait un clin d'œil en ma direction, que les flics qui me tordent les bras prennent pour eux, et, balançant son sac à main, s'assoit en remontant sa jupe jusqu'à la culotte.

— C'est fini, je peux y aller? braille l'opérateur par la lucarne de la cabine.

     L'écran crachouille. On m'entraîne à coups de crosse dans le dos vers le hall. Sur l'écran, une gigantesque boule noire se balance. Les murs s'écroulent. La musique est devenue comme folle tel un taureau affolé au milieu de l'arène. Les altos le piquent de leur archet, les cellos le pincent, les trompettes lui tirent la queue, les timbales lui donnent des coups de pied dans le cul, le piano lui arrache les yeux, les violoncelles s'enfoncent dans le gras des cuisses, les cuivres s'esclaffent et les chœurs rient, rient, rient, tandis que le chef d'orchestre se prépare à porter l'estocade. Le rideau noir se déchire.

     La lumière du jour m'éblouit. Une lumière blanche. Une violente rumeur me claque le visage, les sirènes, des cris, des insultes, des applaudissements, des huées, les klaxons: "Titatatata, elle va tomber, elle va tomber, la dictature va tomber!" C'est moi qui tombe! La tête me tourne, une bourrade: je m'agenouille. Les carabiniers refoulent vers la Place d'Armes, à grands coups de matraques, les passants qui s'agglutinent devant le ciné Concepcion. Une bombe lacrymogène explose. Le taureau blanc vomit par les naseaux un sang  noir. Le soleil joue à cache-cache entre les branches des bougainvilliers de la place. Les magnolias ont enfilé leur habit de lumière rose et or. Je pleure de bonheur. Il y a de quoi être heureux. Je savais bien que ce n'était que du ciné. Je le savais bien. Est-ce que l'on rêve en couleurs au Paradis?

Cut.

Mon père, ma guerre de Ricardo Montserrat est disponible aux éditions Lansman